Qu’est-ce que lire ?
Pourquoi ce sel des mots ?
Et surtout, comment l’agencement de la langue donne du sens, fait grandir, réfléchir, bâtit l’imaginaire et l’espoir ?
Depuis que j’ai lancé cette lettre, je n’ai pas encore parlé de mon rapport à l’écriture. Qui est pourtant central dans le fait de m’être lancé dans ce projet. Également, j’ai une semaine de retard dans l’envoi de ce numéro de Quelques mots. Paradoxalement, le sujet dont il est question me paralyse un peu. Écrire sur l’écriture ou la lecture. Quoi de plus simple et compliqué à la fois. J’ai peur d’être prévisible, niais, fade. Mais je me lance et vous livre cette lettre.
Je vous propose donc un petit éloge de l’objet littéraire. En tentant de brosser ce que peuvent la lecture et l’écriture, ces deux faces d’une même pièce lumineuse. Je vais segmenter le propos en deux lettres différentes. Naviguons aujourd’hui dans le plaisir du lecteur. Nous atteindrons les flots de l’écriture à la prochaine missive.
Je ne me souviens plus exactement quand ça a commencé.
Mais je sais que je m’en suis rendu compte assez jeune.
De quoi ?
Que j’aimais les mots. Ou en tout cas que j’aimais leur couleur dans les chansons que j’écoutais, leur tonalité dans les livres que j’avais entre les mains et les poésies qu’il fallait apprendre à l’école.
Je ne suis pas l’impression d’avoir été particulièrement plus littéraire qu’un.e autre, mais je sais que je porte en moi cette fascination pour la langue depuis un bout de temps maintenant.
Mes premiers émois poétiques ont été divers. Voir diffus. Ils ont été partagés entre la découverte des premiers tomes de Harry Potter, que ma mère et moi lisions à haute voix en alternance, les chansons de Renaud, Georges Brassens. Tryo aussi plus tard. Puis dans le désordre, les premiers réels chocs : le panache de Cyrano de Bergerac, la langue dense d’Alain Bashung et le monument qu’est Victor Hugo. Je ne distingue pas forcément littérature et écriture pour la chanson. Les deux se complètent et se répondent.
D’ailleurs je lis et j’écris régulièrement en écoutant de la musique. Oui car : écrire, c’est d’abord lire. Et lire avec appétit. Patrick Chamoiseau, que je citais dans la lettre précédente, ne pourra pas me contredire.
De la densité des mots
Ça a donc commencé comme ça. Par la lecture de textes. De livres. De dialogues. De paroles de chansons. De magazines. Et autres supports où la langue s’étale et construit du réel.
L’envie d’écrire vient d’abord du plaisir de la lecture. Et des émotions que cette activité fait émerger. C’est pourquoi il était important de débuter par l’origine. Par ce goût des lignes écrites. Lire permet de malaxer l’imaginaire, sans se perdre dans l’abscons de l’existence. Lire convoque le sens, bouscule et rend témoins de mille vies sur des pages nues.
Depuis quelques années, dans tous les livres ou articles non-techniques que je lis, je me rends compte que je cherche toujours la phrase qui fait frissonner, qui claque, qui tance, élève l’âme et signe l’instant d’une grâce impossible mais nécessaire.
Je cherche ce que j’appelle la densité des mots.
J’ai acheté des carnets ou je tentais de répertorier des phrases, ces bribes littéraires pour les exhumer le moment venu. J’ai souvent perdu ces carnets, puis parfois en les retrouvant, je ne ressentais pas la même joie de lire ces phrases à nouveau.
C’est toute la complexité de la lecture. Sa beauté est, je crois, souvent liée à une contingence d’un moment circonscrit et voulu. D’une disposition à être pour le récit, sans compromis. Lire un livre peut faire basculer une matinée d’été où tout semble possible. Où l’on remet son existence dans les mains de l’idéal, du tout-venant et de l’inconnu qui s’annonce.
Mais ce même ouvrage peut vous paraître tout à fait banal un long après-midi d’hiver froid et collant. Cette fameuse phrase n’a plus la flamme que vous lui aviez trouvée auparavant. Elle est une parmi tant d’autres dans une routine solide. La temporalité est une boussole qui se trompe peu. Le temps doit être juste. L’état d’esprit, aligné. Les mots peuvent alors cueillir ce moment précis.
Malgré ces différentes dispositions, certaines phrases entrent néanmoins en vous comme une évidence, pour ne jamais plus vous quitter. Voici quelques étoiles qui éclairent mon ciel depuis plus ou moins longtemps :
“Se marier, fonder une famille, accepter tous les enfants qui naissent, les faire vivre dans ce monde incertain et même, si possible, les guider un peu, c'est là, j'en suis persuadé, l'extrême degré de ce qu'un homme peut atteindre.”
Frantz Kafka dans sa Lettre au père. Incroyable récit torturé où l’auteur alterne entre admiration et répulsion de la figure paternelle. Texte d’ailleurs jamais remis à l’intéressé. Comme un cri dans le vide. Un exhutoire-buvard. ✉️
“Tu proviens d’une longue lignée de grands poètes, dont certains sont parmi les plus grands depuis Homère. L’un d’entre eux a écrit :
Au moment même où je me crus perdu,
Mon cachot trembla, mes chaînes tombèrent.
Tu sais et je sais que cette Nation célèbre cent années de liberté cent années trop tôt. Nous ne serons libres que le jour où les autres le seront.”James Baldwin dans La prochaine fois, le feu. Que dire de plus. Cette citation est tirée de la lettre qu’écrit Baldwin à son neveu James. Précise, pleine de rage et d’espoir, elle est porte malheureusement en elle encore trop de vérités rances. Notamment dans un contexte où, aux États-Unis, les Noirs sont plus tués par la police qu'ils n'ont été lynchés pendant la ségrégation. ✊
“J’aime énormément de choses. Je dépense tout mon argent pour mes passions. Je travaille comme taxi quelques heures et, le reste de la journée, je ne quitte pas la maison. C’est le nid que j’ai réussi à bâtir dans ce monde. […] Je cultive des chèvrefeuilles, du lierre, des dieffenbachias, des bougainvilliers et aussi des hibiscus à fleurs rouges. Elles se ferment pendant la journée et s’ouvrent la nuit. […] J’ai installé un salon arabe, autour duquel se trouvent les aquariums et les oiseaux. Et, devant moi, je vois le jardin par la fenêtre. Je sens que je suis dans un paradis bien loin de l’enfer du Caire”.
Khaled Al Khamissi dans Taxi. Un chouette recueil de nouvelles qui dépeint les interactions de l’auteur avec des taxis du Caire entre 2004 et 2005. Lorsque Hosni Moubarak était encore au pouvoir et que le Printemps arabe n’était pas encore passé par là. 🇪🇬
“Adossé contre une colline, on regarde les étoiles, les mouvements vagues de la terre qui s'en va vers le Caucase, les yeux phosphorescents des renards. Le temps passe en thés brûlants, en propos rares, en cigarettes, puis l'aube se lève, s'étend, les cailles et les perdrix s'en mêlent... Et on s'empresse de couler cet instant souverain comme un corps mort au fond de sa mémoire, où on ira le rechercher un jour. On s'étire, on fait quelques pas, pesant moins d'un kilo, et le mot "bonheur" paraît bien maigre et particulier pour décrire ce qui vous arrive. Finalement, ce qui constitue l'ossature de l'existence, ce n'est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d'autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une méditation plus sereine encore que celle de l'amour, et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible cœur”.
Nicolas Bouvier dans le magnifique et immense L’usage du monde. J’en reparle un peu plus bas.👇
Trouver son état poétique
Lire, de la fiction ou des vers, demande donc au temps d’exister sans contraintes.
Et exige du moi un investissement précieux et littéraire consistant. Il s’agit de trouver son état poétique. J’en parlais dans une lettre précédente ; je lis principalement le matin depuis quelques mois. Tout est calme le matin. Incertain. En construction. La sève de la nuit s’agrippe au ciel mais, déjà, les lueurs conquérantes du soleil lèchent la terre. Ce moment entre chien et loup1 m’apaise. Je me plonge dans un livre avant chaque journée de travail et les contingences d’une vie matérielle.
Je crois que je trouve mon état poétique, du moins de lecture, dans ces instants silencieux des premières heures de la journée. Le temps peut filer, les minutes peuvent galoper, lire quelques pages permet de prendre de la hauteur sur ce qui est nécessaire. Cela permet de se rendre compte qu’un auteur ou qu’une autrice a pris un temps génial pour poser ces lignes, pour nous les livrer, six mois ou cent ans plus tôt. Ce cadeau ne peut pas être pris à la légère. Les livres posés sur une table, entassés dans une bibliothèque sont autant de vies, d’amours déchus, d’envolées lyriques, de connaissances fines du monde et d’envies picaresques attendant d’être découverts.
“Pour ne plus rien voir dans tes yeux
Que ce que je pense de toi
Et d’un monde à ton imageEt des jours et des nuits réglés par tes paupières”
Paul Éluard dans Les yeux fertiles.
Pour trouver son état poétique, à n’importe quelle heure de la journée, je conseille de ne jamais lire avec son smartphone à côté. Mettez-le bien loin de vous durant ce moment. Même si c’est seulement pour 10 minutes. Essayez également de ne pas culpabiliser de ne pas faire autre chose plutôt que de lire. Enfin, si cela peut vous aider, une musique instrumentale comme le jazz, le Lo-Fi ou la musique classique, accompagne bien la lecture. Comme je l’expliquais ici : petites préférences notamment pour Coltrane ou Chopin.
Plus prosaïquement, j’ai remarqué aussi que lire le matin me permettait d’être plus concentré au sein de mon travail ensuite. Ou du moins, de ce sur quoi je dois me focaliser.
“Il n’y a de puissance que dans la Relation, et cette puissance est celle de tous. Toute politique sera ainsi estimée à son intensité en Relation. Et il y a plus de chemins et d’horizons dans le tremblement et la fragilité que dans la toute-force”.
Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau dans leurs Manifestes parus récemment. Encore une fois, j’en ai parlé longuement dans la lettre précédente mais la pensée glissantienne est un phare pour moi depuis plusieurs années. Elle est source de bousculement, de basculement, d’émerveillement intellectuel et poé(li)tique. Sa vision d’un monde solidaire et des liens qu’il faut nouer avec le divers, le différent me touche particulièrement.
Le monde est un livre
Ayant beaucoup voyagé, c’est aussi (et parfois surtout !) par la lecture que je me suis ouvert au monde. Pour conclure donc, et comme la forme de la lettre s’y prête bien, petit tour d’horizon bien évidemment non exhaustif de mes chocs littéraires de ces dernières années2 :
La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole. Acide, tragiquement drôle. Ce roman est une référence aujourd’hui. Pour la petite histoire, l’auteur s’est suicidé avant même que son texte ne soit connu. Fauché et dépressif, il pensait être un écrivain raté. En transmettant le manuscrit à un éditeur, la mère du défunt a permis à ce texte d’être publié et reconnu mondialement.
L’amour fou d’André Breton. Ma découverte avec le mouvement surréaliste qui préfigurait mon amour d’Édouard Glissant par la suite. L’amour fou n’est pas poétique. C’est la poésie pure.
En citant Glissant, j’en parlais donc la dernière fois mais notamment son recueil poétique Soleil de la conscience.
Ségou (I et II) de Maryse Condé. Des textes immenses retraçant l’épopée du royaume de Ségou et de ses familles Bambaras à la fin du 18ème siècle. L’autrice nous propose de suivre un récit à couper le souffle entre l’Afrique de l’Ouest, le Brésil et l’Europe, sur quatre générations, et au travers de dizaines de protagonistes. Cette fresque historique dépeint le début de la colonisation, l’arrivée de l’Islam au Sénégal et dans d’autres pays d’Afrique subsaharienne. La rencontre de mondes en mouvement. Magnifique langue. Magnifique œuvre.
La promesse de l’aube de Romain Gary. Classique. Attendu. Mais sincèrement Gary est une immense plume. Sa langue me touche. Un propos taillé qui va droit au cœur. De l’aventure, de l’amour, des liens complexes avec sa mère, la guerre, l’ennui, le temps qui passe. La vie en somme.
L’usage du monde de Nicolas Bouvier. C’est sûrement l’un de mes livres préféré toutes catégories confondues. Une écriture faites de mille étoiles. Un carnet de bord dense, accompagné des croquis de son compagnon de route, qui retrace un voyage de plus de deux ans commencé en 1953 entre la Suisse et l’Afghanistan, en passant notamment par la Grêce, la Turquie, l’Iran… Incontournable.
La familia grande de Camille Kouchner. En plus d’être un texte d’une réalité cinglante sur le tabou de l’inceste, le récit est mené par une plume ciselée qui ne laisse pas indifférent.
Par ailleurs, Le consentement de Vanessa Springora sorti un peu plus tôt, fut également un choc immense. Un texte dur mais nécessaire.
Lumières de Pointe-Noire d’Alain Mabanckou. Carnet de voyage autobiographique d’un auteur que j’affectionne particulièrement. Récit riche et drôle d’un “retour au pays”, au Congo, sur la trace des disparu.e.s et des vivant.e.s dans une ville balayée par les vents atlantiques. N’hésitez pas à le suivre sur Instagram, un des rares auteurs contemporains qui a autant de style !
En parlant de style, je suis très attaché à l’esthétique. Et je suis un peu control-freak sur l’organisation. Je tiens une sorte de “bibliothèque virtuelle” où je consigne les ouvrages que j’ai lus, et ceux que je compte entamer.
Voici donc la vue par mois depuis le début de l’année jusqu’en septembre 2021 :
Je me suis lancé dans un défi (raisonnable) de lire au moins deux ouvrages par mois et donc d’arriver à environ 24 livres lus au 31 décembre 2021. Je vous tiendrais au courant de l’avancée de ce challenge dans les prochaines lettres et vous partagerai peut-être la version finale de ce tableau !
Mon seul regret est d’avoir une liste encore trop majoritairement masculine. J’ai cependant prévu de lire, entre autres, Annie Erneau, Mona Chollet, Chimamanda Ngozi Adichie et relire Duras ou Yourcenar par exemple. N’hésitez pas à me conseiller de chouettes livres d’autrices en commentaire si vous lisez ce texte sur le blog, ou en réponse à ce mail.
“Et surtout il y a le bleu. Il faut venir jusqu’ici pour découvrir le bleu. Dans les Balkans déjà, l’œil s’y prépare ; en Grèce, il domine mais il fait l’important : un bleu agressif, remuant comme la mer, qui laisse encore percer l’affirmation, les projets, une sorte d’intransigeance. Tandis qu’ici ! Les portes des boutiques, les licous des chevaux, les bijoux de quatre sous : partout cet inimitable bleu persan qui allège le cœur, qui tient l’Iran à bout de bras, qui s’est éclairé et patiné avec le temps comme s’éclaire la palette d’un grand peintre. Les yeux de lapis des statues akkadiennes, le bleu royal des palais parthes, l’émail plus clair de la poterie seldjoukide, celui des mosquées séfévides, et maintenant, ce bleu qui chant et qui s’envole, à l’aise avec les ocres du sable, avec le doux vert poussiéreux des feuillages, avec la neige, avec la nuit …”
Nicolas Bouvier, encore et toujours, dans L’usage du monde.
Je vous avais dit que c’était magnifique !
Voilà les quelques mots que je voulais vous partager cette semaine. Nous nous retrouvons dans deux semaines pour compléter le propos et que je vous parle de mon rapport à l’écriture et de la manière dont cette activité me nourrit autant qu’elle m’effraie parfois.
Pas de rhizomes curieux dans cette lettre, je préfère laisser l’entière place aux citations et ouvrages cités plus haut.
Qu’est-ce qu’on écoute ?
Allez, quand même une petite recommandation musicale pour la route. Après quelques semaines passées à me plonger dans la voix envoûtante du cubain Guillermo Portabales, je continue ma route des chanteurs d’Amérique du Sud avec le chanteur équatorien Julio Jaramillo et cette jolie ballade :
Merci de m’avoir lu jusqu’ici.
À dans deux semaines pour un nouveau numéro de Quelques mots !
Pour recevoir directement les prochaines lettres dans votre boîte mail, ou la transmettre à un.e ami.e, c’est juste ici :
Surtout en hiver car en été, le jour est là très tôt en Europe continentale.
Lors du premier confinement en mars 2020, je m’étais livré à cet exercice via cette story Instagram. Certains ouvrages s’y retrouvent, et d’autres non. Tout est mouvement !