Ce texte fut publié pour la première fois le 1er février 2021 sur une autre plateforme.
Je le mets disponible également ici pour vous.
“La première vague fut extrêmement violente partout dans le Monde”.
“Seconde vague : la mauvaise nouvelle prévisible de la rentrée”.
“Vers une troisième vague inévitable au printemps ?”.
Tous ces titres lancés froidement à notre figure ont néanmoins le mérite de décrire une réalité implacable ; le Covid-19 (ou SARS-CoV-2) aura fait et continue de faire des dégâts considérables partout sur la planète. La dangerosité de cette fange invisible est indéniable. Elle contamine, rend malade, affaiblit et tue sans pitié partout où elle peut cracher ce venin antisocial.
L’extraordinaire des premières semaines est devenu la norme. Les masques, le confinement, le couvre-feu se sont immiscés dans nos existences comme par effraction. Puis, peu à peu, par le truchement d’un biais d’exposition un peu malsain, l’habitude s’est invitée chez nous. L’exceptionnel ne l’est plus tant que ça. La douleur est là certes. Pour certaines personnes encore plus que d’autres. Elle peut être physique, psychologie, sociale ou tout ça à la fois, mais ce mal-être collectif tend à s’inscrire dans une abysse quotidien. La normalité n’exclut pas la douleur, elle la routinise.
Ces titres ont la vertu d’illustrer ce temps des cerises pourries, cette situation crépusculaire d’une épidémie mondiale. Ils ont aussi le malheur d’utiliser un mot banal et magique tout à la fois : la vague. Ou les vagues plutôt. Parce que oui, un océan de mauvaises nouvelles n’est visiblement jamais fait d’une seule itération.
L’irruption dans nos vies d’un virus prédateur a réinscrit ce champ lexical maritime dans l’actualité. Et nous sommes en droit d’interroger cet usage, voire de le contester. Les quelques lignes suivantes ne sont rien d’autre qu’une proposition littéraire et citoyenne. Les mots à la rescousse de l’existant ? Les choix lexicaux pour nourrir nos imaginaires collectifs ?
La vague donc en tant qu’onde, remous, afflux ou fréquence vient de l’architecture mentale marine. La vague est ce joyau infini qui gonfle, par-delà les récifs en ondulant sous les tempos du vent. Elle est aussi cette œuvre éphémère qui impose son royaume un instant à quelques mètres du rivage puis s’écrase dans un vacarme d’écumes. La vague est sauvage et poétique. La vague est engageante et totale. La vague est un mystère de la nature dont chacun peut saisir l’éclat incandescent aux abords des côtes. À condition d’écouter le cœur vibrant du lac salé dont ces rouleaux sont le souffle.
J’aime les vagues. J’aime l’Océan, Mer créatrice de ces ondes hypnotisantes. J’aime leurs langues bleues grises qui lèchent avec constance et ferveur le sable des plages du Morbihan, de la Réunion ou d’Indonésie.
La vague est source d’exaltation lorsque l’on plonge dedans en bord de mer. De défis pour le surfeur qui glissent de tout leur être sur leur carapace lisse. Elles peuvent enfin être également des menaces par le jeu furieux des courants sur les côtes ou en haute mer pour les âmes jetées dans cette galaxie d’eau.
Mais l’usage de la vague dans le champ de l’actualité a des relents nauséabonds depuis plusieurs années déjà.
Vague à larmes
La dernière fois que nous avons entendu parler de vagues à une si grande échelle, c’était lors de l’arrivée désespérée de centaines de milliers de personnes fuyant les conflits ou la pauvreté extrême de leurs pays. Une “vague migratoire” au sein d’une crise qui continue de mettre à rude épreuve nos fragiles intentions humanistes.
Cette “vague de migrants” viendrait alors bousculer notre existence, en ajoutant des problèmes dont on n’a pas besoin. Cette vague c’est la menace, c’est la peur, c’est l’alter non désiré, c’est l’autre qui arrive en masse indistincte. Cette vague, c’est la tranquillité du rivage européen, troublé par de féroces écumes.
Cette vague, c’est toute la poésie de la Mer qui est utilisée pour décrire le pire de la détresse humaine. Cette situation horrible ne serait qu’un tout confus, global et surgissant au-dessus d’une houle de désespoir. Ce ne sont plus des hommes, des femmes et des enfants, mais bien une vague générale assiégeant la belle Europe drapée dans un droit-de-l’hommisme timoré. Horrible ironie du langage lorsque l’on sait que la Mer Méditerranée est devenue depuis quelques années l’une des plus grandes fosses communes de notre époque. La vague est double. Celle que nos sociétés semblent subir et celle que ces personnes défiant le destin ne franchissent parfois jamais.
D’autres réalités tragiques sont décrites avec cette même image. Rappelons-nous de la “vague des suicides à France Télécom”. Tragique marée. Des femmes et des hommes qui se donnent la mort après des mois de harcèlement moral, produit d’un management inhumain. Une industrialisation de la pression responsable d’une vague bien triste.
N’entendons-nous pas également souvent parler de “vague de licenciement” depuis le début des années 2000 dans de nombreux sites de production sous couvert de restructurations rationnelles inévitables ?
Pour l’un ou l’autre cas, la vague semble être intangible et presque hors de contrôle. Une chose est certaine ; elle est négative. On souhaiterait la présenter comme l’extériorité d’une situation donnée. La loi de la nature faite reine. Mais l’homme joue un rôle majeur dans ces actes dramatiques. Le sauvage n’intervient pas ici. Exit la chaîne alimentaire non contrôlable et bienvenue dans le monde globalisé avec ses règles du jeu pipées à l’avantage des plus forts.
Disons-le, il n’y a pas de “vague de suicides” mais bien des “suicides en chaîne dont le coupable est le management néolibéral productiviste basé sur le harcèlement et la peur”.
Disons-le, il n’y a pas de “vague de licenciement” mais “des licenciements en chaîne dont les responsables sont les patrons qui délocalisent à moindre coût pour une maximisation d’un profit cannibale”.
Une vague connaissance
Rebelote. Depuis plusieurs mois maintenant, nous avons renoué avec notre ancienne amie la vague. Pas la nacrée des côtes, mais bien la profane utilisée dans ce roman continu de la peur.
Pourquoi appeler cela des “vagues” ? L’image est pertinente évidemment, personne ne le nie. La métaphore elle, entendue. Celle d’un reflux régulier et conséquent qui se cambre en fonction de la conjoncture. Elle est malheureusement effectivement très proche du va-et-vient brillant que nous propose la nature. Il est donc facile de reprendre cette image à notre compte pour décrire le ballet sordide du Coronavirus.
Mais doit-on normaliser l’utilisation commune de la vague comme instrument du pire, lorsqu’elle est normalement une force intemporelle, qui engage, peut faire avancer, qui sublime même certains sports (le surf pour n’en citer qu’un) ? Doit-on accepter l’usage de la vague comme métaphore de l’ailleurs, du hors de contrôle, de l’animalité crue d’une nature qui nous dépasse lorsque l’humain est à l’origine de toutes ces tragédies ?
Revenons à notre sujet et rappelons ici que la quasi-totalité des épidémies mondiales depuis 20 ans ont pour origine une proximité artificielle et forcée entre des animaux et des hommes ? Notamment dans les seuls buts d’élevage et/ou de commercialisation de leurs chaires.
Il y a presque quelque chose de sacré dans la vague. Les mots créent l’imaginaire. Certains permettent même d’empuissanter le monde, de le magnifier. Ces mêmes mots peuvent également perdre de leur sens quand leur singularité mystique se confond dans la boue du désastre.
Dans notre cas, peut-être pourrions-nous parler d’ondes, de salves ? Pourrions-nous dire à quel point ces cycles ou rebonds sont à surveiller de près ? Pouvons-nous trouver d’autres termes plus techniques et froids pour décrire l’horreur des épisodes épidémiques ? Ou en tout cas des termes qui portent une charge émotionnelle moins forte et plus proche de la réalité que leur cousine aquatique ?
L’écume qui vient
Comprenons bien le propos ici.
L’utilisation de l’image de la vague n’est pas à proscrire. Au contraire, elle permet de nombreuses analogies heureuses. Notamment en écriture d’invention. Mais la majesté de ce ressac pourrait plutôt nourrir le plein, le positif, l’ensemble, le mouvement créateur, la vivacité joyeuse, la lumière plutôt que l’obscurité, l’étincelant plutôt que la tristesse.
En France, l’épopée sombre du Covid aura plus que jamais mis à jour les plaies béantes d’un hôpital public exsangue. Des décennies de politique libérales auront suffi à le pilonner, le restreindre et l’amoindrir dans sa fonction première. Soigner “peu importe le coût” en représentant fièrement un service universel puissant. Au lieu de cela, les nombreuses restructurations dites de “responsabilisation” et des décisions comptables comme la froide tarification à l’activité ont grignoté peu à peu ce totem social.
Des voix s’élèvent depuis de nombreuses années déjà et encore plus depuis mars 2020 avec l’arrivée de l’hydre malicieuse.
La santé n’est pas à vendre ! On le savait déjà mais cette maxime ne peut plus être ignorée devant la menace mondiale. On ne peut pas gérer un hôpital comme on gère un supermarché (bien qu’il y ait également beaucoup à dire sur la manière dont le capitalisme marchand troque la dignité humaine sur l’autel du profit, mais ce n’est pas le propos ici).
Vivre n’arrive qu’une fois. C’est une chance qui conjugue l’infini et l’absurde. Tomber malade est un drame plus ou moins grave suivant les circonstances. Il s’agit collectivement de soutenir un hôpital public fort et souverain. Un hôpital équitable, efficace et accessible à tou.te.s.
Alors quoi ?
Alors il est très probable que d’autres vagues soient possibles.
Plutôt que de parler laconiquement de vague passée, présentes et futures, ne devrions-nous pas charger la vague de positif en l’incarnant d’idéaux de justice sociale ?
Nous avons besoin de vagues de solidarité. Partout, et pour tou.te.s. Surtout pour les plus précaires, pour les étudiant-e-s, pour les retraité-e-s, pour les intermittant-e-s, pour les chômeurs-euses, pour les professions libérales laissées sur le bas-côté. Une vague de solidarité pour les restaurateurs-trices et producteurs-trices locaux, pour les patron-ne-s de boîte de nuit et les boulangers-ères. Et tou-te-s les autres.
Nous avons besoin d’une vague de culture. L’hygiénisme de la protection des corps organique ne peut plus faire l’impasse sur les âmes meurtries et sèches.
Nous souhaitons une vague immense de budget pour le secteur de la santé, ainsi qu’une marée immense de revalorisation salariale pour ses mousaillon-ne-s.
Nous exigeons une vague de social et de radicalité redistributive pour cette nouvelle année 2021.
Si le monde est un Océan, alors la vie est faite des vagues que l’on choisit.